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Un ordre résonna :
— Attrapez-le ! Vite !
— On va lui donner une leçon, gronda une autre voix.
Le lieutenant Bak, chef d’une unité de police medjai venant de la frontière sud, fut frappé par la cruauté qui perçait dans cet appel. Il parcourut du regard le front de l’eau, imité par Imsiba, son sergent, et le lieutenant Karoya, chef de la patrouille du port. Au loin, trois hommes étaient campés devant l’entrée d’une impasse où l’objet de leur haine était pris au piège.
Une troisième voix retentit :
— Rejetons-le dans le désert d’où il vient.
— Ça ne suffit pas ! lança le premier d’un ton sec. Il faut envoyer un message à ceux de son espèce. Qu’ils ne viennent plus souiller les rues de notre reine.
S’étant consultés d’un coup d’œil, Bak, Imsiba et Karoya s’élancèrent dans la rue large, bordée sur leur droite par des navires à quai et, sur leur gauche, par des bâtiments mitoyens.
— Châtrons-le ! vociféra le deuxième.
Les trois gredins, concentrés sur leur victime, se glissèrent dans la ruelle sans remarquer l’approche des policiers.
Bak posa l’index sur ses lèvres pour recommander le silence à ses compagnons, puis il se faufila jusqu’au coin de l’étroit passage baigné d’ombres. Au-delà des vauriens, il distingua, tout au fond, un homme vêtu d’un pagne marron, les épaules enveloppées d’une étoffe plus sombre. Il tenait un long bâton de berger à l’horizontale pour leur barrer le passage. Derrière lui, une femme se cachait à demi derrière un âne bâté, les mains crispées sur le licou.
— Regardez ce qu’il a amené avec lui ! gloussa l’un des hommes. Sous la crasse, un morceau de choix !
— Débarrassez-vous de lui ! ordonna le meneur, brandissant un fouet court aux lanières de cuir terminées par des nœuds. Alors nous nous occuperons d’elle.
— Ça, c’est ce qu’on va voir ! répliqua durement Bak, nimbé par la lumière.
Assez grand et tout en muscles, il arborait son bâton d’officier supérieur. Un symbole de pouvoir qui, entre des mains résolues, devenait une arme mortelle.
Les hommes se tournèrent, stupéfaits. Le chef, plus prompt à recouvrer son sang-froid, lâcha avec dédain :
— Qui es-tu pour nous donner des ordres ?
— Jetez vos armes ! lança Karoya.
Le jeune officier medjai à la silhouette élancée se planta à côté de Bak en brandissant sa lance. Et, afin que nul n’ignore son autorité, il tint devant lui le bouclier noir et blanc de la patrouille du port, passé dans son bras gauche orné d’un tatouage tribal.
Imsiba prit place à leurs côtés. Il était le plus grand des trois, souple tel un léopard. Il portait une longue lance et le bouclier noir qu’avait choisi la compagnie de Bak pour la désigner lorsqu’elle était cantonnée à Bouhen.
— Nous aurions peur de trois hommes ? railla le chef. Bah ! Les chances sont en notre faveur.
Bak réprima un sourire en voyant combien il surestimait sa force et celle de ses complices. L’un d’eux hasarda :
— Kamès, on ferait peut-être mieux de…
— Ne t’inquiète pas, mon ami trop timide. On va leur flanquer une raclée qu’ils n’oublieront pas de sitôt.
Il s’avança vers les policiers, faisant claquer son fouet sur le sol en terre battue.
— L’un d’eux est de la patrouille…
— Et alors ?
Bak affermit sa prise sur son bâton et observa le trio. Le meneur approchait avec une détermination mauvaise, ses compagnons dans son sillage, l’un prêt à se battre, l’autre traînant les pieds. Le lieutenant les jaugea du regard.
— Combien de temps cela nous prendra-t-il de leur enseigner le respect de leurs semblables ? Le temps de compter jusqu’à dix ?
— Moins, à mon avis, répondit Karoya en souriant. Imsiba, tu commences, ou bien moi ?
— Il sait que tu es officier et me prend pour un homme du rang. S’il croit désarmer le mieux entraîné, sa confiance ne connaîtra plus de bornes.
— Alors, à moi de jouer ! décida Bak.
Sur la frontière sud, où passaient tant de caravanes, ses hommes et lui avaient souvent employé la même méthode afin de désarmer les conducteurs qui abusaient du fouet.
Il buta sur un obstacle. Karoya le retint pour l’empêcher de tomber et Imsiba s’avança seul. Kamès, croyant profiter de leur faiblesse, se rua vers eux. Un rictus aux lèvres, il ramena son fouet en arrière, écarta du bras la lance d’Imsiba et frappa de toutes ses forces. Le sergent esquiva le coup cependant que Karoya, se jetant en avant, plaçait sa lance entre eux. Les lanières s’enroulèrent autour de la hampe. Kamès tenta de dégager son fouet, mais Karoya fit tourner sa lance, l’emprisonnant encore davantage. Bak n’eut plus alors qu’à assener un coup de bâton sur le crâne du gredin, qui s’écroula et demeura inerte.
Bak l’enjamba et fonça avec Imsiba sur les deux complices. Du plat de son fer de lance, le sergent frappa le plus proche sur la tempe, tandis que Bak plongeait vers le troisième, qui tourna les talons pour s’échapper. Le berger s’interposa, tenant son bâton telle une massue. À la vue de ses traits déformés par la fureur, le fugitif, pris de panique, fit volte-face et courut vers Bak, qui lui envoya alors son poing au creux de l’estomac. L’homme tomba à genoux et se plia en deux en gémissant.
Karoya regagna l’entrée de l’impasse et appela ses Medjai d’un sifflement perçant. L’écho de pas accourant en cadence annonça leur approche et, peu de temps après, les trois vauriens étaient emmenés sous bonne escorte.
Tandis que le silence retombait dans la ruelle, celui auquel ils avaient porté secours inclina la tête en signe de gratitude. Long et maigre, presque émacié, il était plus foncé de peau qu’Imsiba. Son pagne était de cuir, usé comme l’étoffe grossière sur ses épaules. Il avait les mains calleuses à force de labeur, les plantes des pieds endurcies par la marche sur le sable et les rochers. Il paraissait avoir une trentaine d’années, cependant il était sans doute plus jeune. Bak reconnut en lui un nomade du désert oriental.
— Nous vous devons la vie.
L’homme parlait avec lenteur la langue de Kemet, pour lui peu familière. Les nomades faisaient parfois paître leurs troupeaux à la limite de la vallée, mais ils entraient rarement dans la cité.
— Vous ne nous devez rien, affirma Bak. Nous sommes policiers. Nous n’avons fait qu’accomplir notre devoir en servant la déesse Maât.
— Ils m’auraient tué. Quant à ma femme…
Le nomade poussa doucement l’âne contre le mur, afin de passer un bras protecteur autour de sa jeune épouse. Elle baissait la tête, la main posée sur son ventre rond où palpitait la vie.
— Elle aurait subi une forme différente de mort.
Elle devait comprendre quelques mots, car elle leva les yeux vers son sourire rassurant. Ses cheveux et ses épaules étaient couverts d’une étoffe rouge qui encadrait des traits gracieux. Son regard effleura ses sauveteurs puis se détourna, soit par pudeur, soit par embarras.
De coutume, les femmes nomades restaient à garder les bêtes tandis que les hommes, eux, s’aventuraient dans le monde extérieur. Bak aurait bien aimé savoir ce qui avait incité ce berger à amener son épouse avec lui, toutefois il ne pouvait se montrer indiscret.
— Quand retournez-vous dans le désert ?
— Nous nous y préparions lorsqu’ils sont arrivés.
— Je suis le lieutenant Bak, officier de police de passage à Ouaset. Je commande une compagnie medjai pour l’instant désœuvrée. Si tu le permets, quelques-uns de mes hommes faciliteront ton chemin à travers la ville.
L’homme se redressa, fier, intransigeant.
— Non, je te remercie. Depuis quatre jours que nous sommes ici, c’est la première fois que…
La jeune femme posa une main tremblante sur son bras et l’implora des yeux. Il n’en fallut pas plus pour qu’il se ravise.
— Nous acceptons ton offre généreuse.
— Je vous suis reconnaissant de votre aide, déclara Karoya. Si j’avais dû alerter mes hommes, ces vils individus auraient pris la fuite, et si je m’en étais abstenu… Amon seul sait jusqu’où ils seraient allés.
— Tu ne pouvais pas les affronter seul, approuva Imsiba d’un air sombre.
— Grâce aux dieux, nous sommes arrivés à temps, conclut Bak. Mais quelle haine effrénée, qui se nourrit d’elle-même et sans le moindre motif !
Il évita des tessons de poterie au milieu d’une flaque d’huile, vestiges du grand marché qui s’était tenu le long du front de l’eau durant la Belle Fête d’Opet. Marquant le retour à la normale, une dizaine d’étals suffisaient à présent aux habitants du quartier et aux marins de passage.
Les trois amis reprirent leur promenade sans éprouver le besoin de parler, la pensée du crime qui aurait pu survenir effacée par le plaisir d’être ensemble. Une brise sporadique atténuait la chaleur de midi. Les navires oscillaient à peine sur l’eau calme. Les marins de faction restaient assis, luttant contre le sommeil ; d’autres ronflaient dans un coin d’ombre.
— Quand partez-vous pour Mennoufer ? demanda Karoya.
— Après-demain, répondit Bak.
Amarrée en amont, la grande barge dont l’épouse d’Imsiba venait de faire l’acquisition les emporterait vers leur nouveau poste, et vers une vie très différente de celle de la frontière sud. Deux navires de taille plus modeste transporteraient les hommes et les provisions que la barge ne pouvait contenir.
— Le commandant Thouti doit se présenter devant la reine afin de lui renouveler son allégeance avant de prendre ses nouvelles fonctions. Le vizir lui a conseillé de se rendre au palais demain matin.
— Tu me manqueras.
— Toi aussi, admit Bak qui, détestant les au-revoir, ajouta d’un ton enjoué : Nous nous reverrons sûrement. Peut-être un jour seras-tu affecté à Mennoufer.
— Je comptais aller chasser avec toi dans le désert. Si j’invitais le commandant Thouti, repousserait-il ton départ ?
— Mieux vaut partir tout de suite, avant qu’Amonked trouve un autre prétexte pour retenir Bak à Ouaset ! remarqua Imsiba, ne plaisantant qu’à demi.
Amonked, cousin de Maakarê Hatchepsout, s’était pris d’amitié pour Bak, auquel il s’adressait chaque fois qu’un crime sérieux survenait dans la capitale du Sud. Thouti, bien décidé à garder son lieutenant auprès de lui, ne connaîtrait le repos qu’une fois Ouaset loin derrière eux.
— Amonked nous a fait ses adieux hier soir, souligna Bak.
— Sait-on jamais…
Bak laissa échapper un petit rire. Désormais, il ne voyait vraiment pas ce qui aurait pu l’empêcher d’aller à Mennoufer.
— Je suis sidéré par tout ce que vous avez accumulé depuis notre arrivée. À peine un mois ! reprocha Bak, balayant du regard les paniers, coffres et paquets amoncelés dans la cour du bâtiment où ils avaient établi leurs quartiers. Moi qui croyais que les femmes surtout se laissaient tenter… !
Ses Medjai au grand complet se tenaient au garde-à-vous, incapables de le regarder dans les yeux.
— Je sais, vous êtes restés longtemps sur la frontière, loin des mille babioles que l’on trouve à Ouaset, mais il y en aura autant, sinon plus, à Mennoufer. Je propose que vous vous débarrassiez de…
Un concert de plaintes et de protestations l’interrompit. Les sergents Psouro et Pachenouro s’encourageaient l’un l’autre à prendre la défense des hommes, en se lançant des coups d’œil éloquents. Enfin, Pachenouro, un Medjai robuste et trapu qui dans la hiérarchie venait juste après Imsiba, se racla la gorge.
— Chef, tu leur as remis des jetons afin qu’ils en fassent libre usage pendant la fête d’Opet. C’est bien à leur honneur qu’ils aient préféré acheter des objets agréables ou utiles, au lieu de tout engloutir dans la bière et les filles.
— Il valait mieux dépenser les jetons ici, chef, près de la garnison d’où ils provenaient, ajouta Psouro, son visage grêlé par une maladie infantile trahissant son manque de conviction.
Bak réprima un sourire.
— Que diront le commandant et son épouse, en trouvant si peu de place pour leurs propres effets ?
— Ils sont déjà à bord, annonça Imsiba, qui passait sous le portail de la rue. Mes affaires aussi. Vos objets lourds devront être entreposés dans la cale des deux autres bateaux. Quant au reste, on le casera où l’on pourra.
Hori, le scribe joufflu, arriva à son tour, suivi du gros chien blanc aux oreilles tombantes qu’il avait recueilli alors que ce n’était qu’un chiot.
— Vous êtes prêts ? Bien ! On va tout charger, excepté vos nattes et les marmites. Gardez-les ici, car vous en aurez besoin cette nuit.
Bak resta à l’écart pendant que ses hommes emportaient leurs paquets et restituaient les armes à l’arsenal de la police. Ses propres possessions avaient été chargées plus tôt, ainsi que celles d’Hori et les quelques rapports provenant de Bouhen. Il comptait aller dire au revoir à son père sur l’autre rive du fleuve, au crépuscule. Il avait songé à emmener ses deux pur-sang à Mennoufer, puis il avait décidé de voir d’abord ce que lui réservait l’avenir. Un avenir riche de promesse. Malgré sa tristesse à l’idée de quitter son père, il avait hâte de poursuivre son voyage et de commencer une nouvelle vie dans la capitale du Nord.
Tandis qu’il observait ses Medjai, si détendus en sa présence qu’ils bavardaient sans retenue, son cœur s’emplit d’une affection qu’il savait réciproque. Grâce à la générosité de Thouti, ils avaient la chance de rester ensemble au lieu que leur unité soit démantelée.
Un grand policier à la mine farouche s’avançait vers la sortie, un faisceau de lances sur l’épaule et, à la main, une cage en bois contenant deux colombes qu’il chérissait par-dessus tout. Un bruit de pas dans la ruelle l’incita à s’écarter du portail.
Thouti pénétra dans la cour. Son regard glissa sur le Medjai trop chargé pour saluer et s’arrêta sur Bak.
— Te voilà, lieutenant ! Nous te cherchions.
En dépit de sa petite taille, des muscles noueux jouaient sous sa peau ointe d’huile. Sa bouche, toujours marquée par un pli inflexible, exprimait encore plus de dureté que d’habitude.
Le capitaine Neboua, son second, franchit le seuil derrière lui, donna une claque amicale sur l’épaule libre du Medjai et salua Bak d’un signe du menton. Il n’attachait aucune importance aux détails du quotidien et son apparence s’en ressentait. Son large collier de perles était de travers et la lanière d’une de ses sandales tramait. Toutefois, ce fut sa morosité, aussi flagrante que l’air renfrogné de Thouti, qui éveilla la curiosité de Bak.
— Je croyais que tu serais à la garnison, mon commandant, pour dire au revoir aux hommes que tu connais.
Et pour introduire Neboua auprès de ceux qui favoriseraient sa progression au sein de l’armée. Le capitaine avait toujours vécu sur la frontière sud et y était resté cantonné depuis le début de sa carrière militaire. En matière de diplomatie, il n’était qu’un enfant, et Thouti lui donnait des leçons intensives sur l’art de faire son chemin dans un environnement périlleux.
La cour se vida rapidement, la présence intimidante de Thouti ayant réduit les Medjai au silence. Il remarqua la marmite posée sur des braises, d’où montait un fumet d’agneau aux oignons.
— Est-ce du ragoût, lieutenant ?
— Oui, mon commandant. En veux-tu ?
— Depuis Bouhen, je n’ai pas eu l’occasion de savourer un bon ragoût medjai.
Pendant que le commandant et Neboua s’asseyaient par terre et trempaient du pain dans la sauce épaisse, Bak déboucha trois cruches de bière, puis s’installa auprès d’eux. Pour quelle raison semblaient-ils aussi contrariés ? Thouti espérait depuis longtemps cette promotion et son prestige accru rejaillirait sur Neboua, qui pouvait compter sur de l’avancement.
— Nous venons de passer une heure avec le commandant Inebny, à la garnison, indiqua Thouti en pêchant un morceau d’agneau. Un ami de longue date qui a grand besoin d’aide. Son fils, Minnakht, a disparu.
Il regarda Neboua, dont la réprobation manifeste ne lui fut d’aucun secours, et prit son temps pour avaler ce qu’il avait en bouche.
— Lieutenant, reprit-il enfin, tu sais combien je tenais à ce que tu m’accompagnes à Mennoufer. Mais parmi tous ceux que je connais, c’est toi qui as le plus de chances de le retrouver.
Bak remarqua sa réticence à formuler sa requête de manière simple et directe. Son embarras n’avait rien d’étonnant ! Après avoir refusé que Bak reste encore quelque temps à Ouaset comme l’aurait souhaité Amonked, c’est lui qui venait le prier de différer son départ !
— Où a-t-il disparu, au juste ? Et dans quelles circonstances ? interrogea Bak à contrecœur.
S’il ne partait pas avec ses Medjai, serait-il un jour à même de les rejoindre dans le Nord ?
— Minnakht est un explorateur, expliqua Thouti avant d’ingurgiter une longue rasade de bière. Il a disparu quelque part entre Keneh et les mines de turquoise qui se trouvent de l’autre côté de la mer orientale.
Le village de Keneh, situé sur une courbe du fleuve en aval de Ouaset, marquait le début d’une piste peu empruntée qui traversait une région sauvage pour rejoindre la mer.
— Je ne connais pas du tout ce désert-là, objecta Bak, atterré. Quel espoir aurais-je de réussir ?
— Inebny t’attend dans moins d’une heure. Il t’apprendra tout ce que tu dois savoir.
Thouti plongea son morceau de pain dans le ragoût. En ce qui le concernait, l’affaire était réglée.
— J’ai un fils remarquable, dont j’ai tout lieu d’être fier.
Le commandant Inebny se leva de son tabouret pliant pour faire les cent pas sous la tente, trahissant son agitation.
— Quand a-t-il disparu ? s’enquit Bak, cachant sa réticence à se charger de cette enquête.
Inebny s’affala sur le tabouret, qui craqua sous son poids imposant.
— La dernière fois que je l’ai vu, c’était il y a quatre mois. Le jour où il a quitté Ouaset pour naviguer vers Keneh. Il vérifiait le matériel et les provisions qu’il allait emporter, afin de ne rien oublier. C’est tout lui, commenta Inebny en souriant. Toujours à vérifier et à revérifier. Il ne laisse rien au hasard.
Bak sentit que Neboua, debout près de lui en face de l’officier supérieur, était traversé par la même pensée : Minnakht avait dû laisser quelque chose au hasard, sans quoi il serait revenu à Kemet.
— Qui a signalé sa disparition ?
— Son guide nomade, Senna.
— Minnakht possède une rare expérience du désert, d’après le commandant Thouti, avança Bak, pensant tirer du militaire un peu plus d’informations.
Inebny redressa la tête. Une sonnerie de trompette signalait une manœuvre aux troupes qui s’entraînaient sur la plaine sablonneuse. Plutôt que d’entendre une seconde fois les explications de son ami, Thouti était allé observer les soldats. Inebny en conservait une pointe de ressentiment et, trop contrarié ou trop absorbé, il avait négligé d’offrir un siège et des rafraîchissements à ses visiteurs. La brise agitait le toit et les parois de toile, mais un pan de lin étant rabattu sur l’ouverture, pas un souffle d’air ne pénétrait à l’intérieur. La tente était étouffante.
Assuré que l’exercice se déroulait bien, Inebny répondit :
— Il voyageait dans le désert deux ou trois fois par an depuis sa première expédition. Il n’avait alors que dix-sept ans, précisa-t-il, la poitrine gonflée d’orgueil. Il en a vingt-cinq, à présent. Un jeune homme exceptionnel par son courage et sa soif de connaissance.
— Garde-t-il toujours le même guide ? demanda Neboua.
Un léger pli creusa le front d’Inebny.
— Jusqu’à l’année dernière, il employait un homme plus âgé qu’il considérait comme un oncle. Celui-ci est mort. Depuis, Senna l’accompagne.
— Est-il resté longtemps à Keneh ? interrogea Bak, intrigué malgré ses réserves.
Inebny reprit ses allées et venues. Il souleva le pan de lin de l’entrée et regarda au-dehors. Une voix braillait des instructions aux soldats qui avançaient au pas cadencé.
— Deux jours. Le temps d’acheter des ânes et quelques articles qu’il préférait se procurer auprès des nomades. Le guide l’a rejoint là-bas pour le conduire jusqu’à la mer.
— Le commandant Thouti disait que Minnakht avait disparu entre Keneh et les mines de turquoise. Senna ne l’a-t-il pas accompagné jusqu’au bout ?
— Il a fait la traversée avec lui, mais, une fois au port, sa présence s’est révélée inutile. Mon fils a voyagé avec une caravane militaire qui allait ravitailler les mines, et il est revenu avec une autre, convoyant des turquoises et du cuivre vers la côte. J’en ai eu confirmation par le responsable du port, le lieutenant Pouemrê.
Inebny s’affala à nouveau sur son siège. Neboua, incapable de dissimuler son impatience, le questionna à nouveau :
— Quelle a été la dernière personne à voir Minnakht ?
— Senna, du moins à ce qu’il prétend.
— Tu doutes de son honnêteté ? remarqua Bak.
— Dans quelle mesure peut-on se fier à ces nomades ? rétorqua le commandant, haussant les épaules.
— Certains sont intègres et dignes de confiance, d’autres pas – comme dans tous les peuples, je suppose, riposta Neboua avec irritation.
Bak s’empressa de poursuivre avant qu’Inebny ait pu réagir devant cette attitude insolente.
— Où Minnakht et Senna se sont-ils séparés ?
— Au port, un ou deux jours après que mon fils soit revenu des mines. Le guide affirme que Minnakht a regagné le désert oriental en bateau, car il comptait reprendre le même chemin qu’à l’aller.
— Était-ce bien prudent de partir seul ? s’étonna Neboua.
— Il avait exploré tant de fois cette région que la route lui était familière. Il pensait sans doute arriver plus vite.
Il resta pensif, puis hocha la tête.
— Oui, je parie qu’il a craint d’être ralenti par un compagnon de voyage et un train d’ânes.
— Pourquoi tant de hâte ? objecta Bak. Il était parti depuis de nombreuses semaines. Quelle différence pouvaient faire quelques jours de plus ?
— Il a pu s’impatienter de la lenteur des ânes. Ou alors, pour quelque raison, il préférait se dispenser des services de Senna.
— Quand a-t-il quitté le port ?
— Il y a deux mois, m’a dit le guide, ce que m’a confirmé le lieutenant Pouemrê.
— Deux mois pour traverser le désert ? dit Bak, levant un sourcil sceptique. J’ai cru comprendre qu’un voyageur pas trop encombré peut le parcourir en une semaine par la piste du sud, qu’empruntent les caravanes en partant de Ouaset.
Inebny se permit un faible sourire.
— Mon fils préférait un chemin plus long et ardu, qu’évitent en général les habitants de Kemet.
Bak entendit un reniflement presque imperceptible. Il comprenait l’agacement de Neboua. La fierté d’un père envers son fils était légitime ; mais poussée à un degré aussi extrême, elle devenait exaspérante. C’en était à se demander si les faits qu’Inebny exposait n’étaient pas faussés par ses sentiments.
— Quel chemin ont-ils pris, exactement ?
— Ils ont suivi une série d’oueds vers le nord-est, pour contourner par le sud l’un des plus hauts sommets du désert. Cette route coupe en diagonale les pistes que nos caravanes empruntent de coutume. Cela n’aurait pas dû demander plus de deux semaines, mais ils s’écartaient souvent, le temps d’explorer des formations de terrain intéressantes.
Neboua exprima la pensée de Bak :
— Tu as dit au commandant Thouti que tu étais informé depuis cinq jours de la disparition de Minnakht ; pourtant, voici deux mois qu’il a quitté le port de l’autre côté de la mer orientale. Pourquoi Senna a-t-il tardé à se manifester ?
Inebny se leva et s’approcha de l’entrée. L’arrière de son pagne était trempé de sueur.
— Il a passé des semaines à questionner les nomades et à tenter de retrouver mon fils.
Il drapa le pan de lin autour d’un étai du toit. Aussitôt, la brise apporta un soupçon de fraîcheur.
— Lorsque Minnakht jugeait un endroit prometteur, il passait de longues journées à chercher la trace de pierres précieuses ou de minerais sans plus penser à rien d’autre. Cela occupait son esprit tout entier.
— Que cherchait-il au juste ? voulut savoir Bak. De l’or ?
— Certes, mais pas seulement. Il rêvait de présenter un jour à notre reine une carte indiquant l’emplacement d’une mine ou d’une carrière digne de son divin père, Amon.
Toujours sceptique, Neboua demanda :
— A-t-il déjà trouvé un filon ?
— Rien qui vaille la peine d’installer une mine, hélas. Cette fois, cependant, il avait très bon espoir, ajouta Inebny, le visage éclairé par un brusque sourire. Il ne m’a rien dit de sa découverte, mais je lui ai vu plusieurs fois un petit air content, le même qu’il avait, enfant, lorsqu’il connaissait un secret que son cœur contenait à grand-peine.
— Avait-il déjà paru si confiant ? interrogea Bak.
L’expression du commandant se teinta de tristesse.
— Souvent.
— Je ne suis pas l’homme qui convient pour cette mission, insista Bak. Le commandant Inebny devrait s’adresser à quelqu’un qui connaît bien le désert oriental. Un explorateur comme son fils.
Thouti s’arrêta à l’intersection où leurs chemins se séparaient.
— Si, toi, tu ne parviens pas à retrouver Minnakht, lieutenant, alors personne ne le pourra.
— Bak a raison, chef, intervint Neboua. C’est comme s’il menait cette enquête les yeux bandés.
— Dans deux jours, tu embarqueras avec nous pour le nord, décréta Thouti. Nous irons à Keneh et, là, nous interrogerons Senna. Minnakht a disparu sans lui payer son dû, et Inebny a promis de tout régler. Le guide nous y attendra. Une fois que tu l’auras entendu, la décision t’appartiendra. Je n’insisterai pas davantage.
Bak marmonna un juron. Tôt ou tard, Thouti finissait toujours par obtenir ce qu’il voulait. Le nœud au creux de son estomac semblait l’avertir que cette fois-ci ne ferait pas exception.